Académie des Langues Dialectales (Monaco)
Aire linguistique latine
Statuts approuvés par Arrêté Ministériel n° 81/1 du 7 janvier 1981 et Ordonnance Souveraine n° 7001 du 7 janvier 1981
Statuts modifiés selon la loi n° 1355 du 23 décembre 2008
Agrée par le Gouvernement Princier par Arrêté Ministériel n° 2010/128 du 10 mars 2010

Histoire linguistique de Monaco

Les langues parlées à Monaco de 1215 à nos jours, à propos de quelques idées reçues

MàJ (10/01/2019)

Claude Passet

   

Naviguer sur Internet réserve parfois des surprises sur la nature de la langue monégasque. On peut en effet lire, et même sur des sites universitaires francophones, que la langue monégasque est une langue d’oc, du provençal, voire du niçois, un dialecte italien, etc.

Pareille méprise sur l’origine et l’originalité du monégasque ne date pas d’aujourd’hui. Déjà, autour des années 1860, au moment de l’annexion de Nice et du rattachement de Menton et Roquebrune à l’Empire français, un érudit niçois n’avait-il pas écrit que les Monégasques avaient délibérément choisi une langue ligure plutôt que le niçois qu’ils parlaient jusque-là !

 

drapeau-monegasque

Pour répondre à de nombreuses interrogations sur ce sujet, il n’est pas inutile de faire une mise au point par un retour en arrière.

Toutes ces assertions procèdent d’une méconnaissance totale à la fois de la linguistique – je laisse le soin à mes collègues linguistes de s’en expliquer - et de notre histoire, histoire dans laquelle le statut politique de Menton et de Roquebrune, fort différent de celui de Monaco, se trouve confondu avec celui du Rocher.

Il faut affirmer que le monégasque est  la langue du peuple du Rocher depuis 1215 … sans solution de continuité.

Après la cession du Rocher et du rivage de Monaco à Gênes par l’empereur Frédéric Barberousse en 1162, puis par Henri VI en 1191, en dépit des protestations des comtes de Provence à qui Monaco a été arraché, ce sont des Génois qui prennent possession du Rocher de Monaco en  juin 1191 pour s’y installer en 1215 en construisant une forteresse. Ils emportent dans leurs bagages leur langue natale, le génois, qui va s’imposer sur ce bout de terre de façon pérenne[1].

Lorsque les Génois prennent possession du Rocher et du port, le pays est quasiment vide. Il n’y a, semble-t-il, que quelques masures occupées occasionnellement par quelques Turbiasques ou Peillois attachés aux travaux agricoles des  lopins de terre de l’église Sainte-Marie du port et du prieuré de Sainte-Dévote. En 1191 un certain Villelmus Vegius « habitant Monaco » est cité dans l’acte de prise de possession de Monaco et du port. En 1197, en rachetant les possessions de l’abbaye de Saint-Pons de Nice et de Peille sur le Rocher, les Génois en ont sans doute exclu, pour des raisons de sécurité militaire, les quelques ouvriers agricoles qui auraient pu y être installés.

Les colons qui s’installent ainsi à Monaco utilisent bien évidemment leur langue natale, qu’ils soient guelfes ou gibelins, au gré des vicissitudes  de l’histoire qui voit ces deux factions occuper tour à tour le Rocher. Les nouveaux habitants qui viennent renforcer cette colonie de paysans soldats, se recrutent dans la population génoise attirée par les exemptions fiscales accordées par la République de Gênes. Très tôt la petite forteresse génoise regroupe autour d’elle un village de quelques centaines d’âmes.

Les premiers documents historiques concernant Monaco – nous les avons publiés encore tout récemment dans les Annales Monégasques, revue des Archives du Palais Princier - montrent, à travers leur rédaction en latin, leur substrat génois dans la toponymie notamment ou les patronymes.

Les actes en langue provençale qui concernent Monaco – je pense notamment aux documents autour de la reddition des Génois en 1301 ou  à l’enquête fiscale ordonnée par Robert d’Anjou en 1319 pour distribuer aux Guelfes de Monaco des biens confisqués aux Gibelins - sont ainsi rédigés parce que leurs notaires rédacteurs, des Provençaux, laissent transparaître leur langue maternelle, et non pas parce que le provençal était parlé à Monaco.

En 1346, Charles Grimaldi achète Menton puis il acquiert Roquebrune en 1355. Ces localités n’auront jamais le statut particulier de Monaco : elles sont en effet propriété personnelle des Grimaldi qui exercent sur les deux cités un droit féodal, inconnu à Monaco. Ces deux seigneuries se distinguent aussi de Monaco par leur langue : le roquebrunois doit être rattaché au nissard oriental et par conséquent à l’ensemble occitan et de même le mentonnais. Fait curieux ces deux localités faisaient partie autrefois de l’ancien comté de Viniille iù l’on parlait un dialecte ligure. Bien que réunies sous le pouvoir politique des Grimaldi, Monaco, Menton et Roquebrune forment, selon l’expression de Stéphane Vilarem, « deux cellules de parlers différents », le ligure pour Monaco, la langue d’oc pour Menton et Roquebrune.

Avec le temps, le Rocher prend de plus en plus de distance avec la patrie d’origine et se constitue en commune libre dotée de privilèges. De même la langue parlée à Monaco prend elle aussi quelques distances avec le génois en s’enrichissant  d’apports allogènes, vintimillois par exemple.

Au XVe siècle, moment où, en Europe et surtout en Italie, les villes Etats  passent aux mains de familles puissantes (les Sforza à Milan, les Médicis à Florence, etc.), certaines prérogatives des habitants de Monaco  passent définitivement aux mains des Grimaldi sous Lambert Grimaldi (serment de fidélité ou pacte de 1458 assurant protection des Grimaldi aux Monégasques avec reconnaissance de droits communaux).

Plus d’une centaine d’années d’occupation militaire espagnole, occupation achevée le 18 novembre 1641, voit cohabiter le catalan et d’autres langues hispanisantes parlées par la troupe,  issue du monde hispanique,  avec le monégasque du peuple et l’italien, langue du pouvoir politique (généralement employé dans la réaction des actes officiels, sauf dans les relations avec la chancellerie espagnole).

Seule trace linguistique  de cette occupation, l’inscription du XVIème siècle en langue hispanique à Monaco-Ville  sur le linteau de la maison de Pierre Carbonero  : « 1548  A 15 DI MARZO  PIERO CARBONERO.   TODAS LAS COSAS DEL MONDO PASSAN PRESTO SU MEMORIA SINON LA FAMA  I LA GLORIA ». Dans les Status animarum[2] de Don Pacchiero, curé de la paroisse du Rocher au XVIIème siècle, on note quelques patronymes espagnols qui disparaîtront pour la plupart au XIX e siècle.

 

Une situation acquise : sur le Rocher les autochtones parlent en monégasque et en italien, langue dans laquelle sont rédigés les actes du pouvoir politique, latin et italien étant utilisés par les notaires et le clergé. Le bi-linguisme est déjà une réalité.

Une garnison française remplace la garnison espagnole en 1641[3] et introduit l’usage du français (et d’autres langues régionales) qui cohabitent alors avec l’italien et le monégasque.

Honoré II, prince de Monaco (1604 – 1662), établit un double secrétariat italien et français, mais, le bilinguisme traditionnel ne s’efface pas au profit du français.

Le clergé du XVIIème siècle prêche en italien. Don Pacchiero rédige en italien un Giornale[4] , les Status animarum précités, les actes de catholicité (registres des baptêmes ; mariages, décès) malgré l’interdiction de l‘évêque de Nice qui exigeait le latin pour leur rédaction. Sa correspondance avec le prince Honoré II est en italien.  Mais le substrat monégasque transparaît sans cesse, par exemple dans les  toponymes locaux ou les sobriquets.

Les mouvements migratoires  du XVIIème  siècle, étudiés à  travers les Statuts animarum montrent  que l’immense majorité des nouveaux immigrés est composée de ligures venus des villages voisins : Vintimille, Apricale, Dolceacqua, par ex. La proximité du monégasque avec leurs propres parlers facilite grandement leur insertion (souvent passagère dans la domesticité). Il y a nécessairement contamination du  monégasque par ces apports allogènes comme le démontrent les linguistes.

Le souvenir de la mère-patrie génoise reste vivace chez les habitants de Monaco, et fait partie de leur identité culturelle. Les mouvements commerciaux, facilités par l’usage d’une langue encore très proche, se font tout naturellement plus vers la Ligurie et Gênes que vers Nice, alors aux mains de la Savoie. De plus les visées de cette dernière sur Monaco qu’elle enserre de toutes parts (comme aujourd’hui Monaco est enclavé dans le département des Alpes-Maritimes) tendent à éloigner les Monégasques.

Le caractère utilitaire de la place de Monaco, une forteresse convoitée, créé ainsi un véritable ilôt ligure. Ce repliement sur soi est donc expliqué en partie par cette obligation défensive. Les voisins, qu’ils soient de Menton ou de Roquebrune, restent des « étrangers » qualifiés de forastieri dans les Status animarum. La forte identité culturelle des habitants de Monaco, sacralisée en quelque sorte autour du Rocher, cimentée par la langue d’origine conservée dans cet ilôt politique, rend l’allogène suspect …surtout qu’il ne parle pas la même langue.

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Illustration : Antoine 1er

On observe la même chose tout au long du XVIIIème siècle où monégasque et italien cohabitent avec le français, langage des officiers de la garnison. Jusqu’à la veille de la Révolution, le clergé s’adresse en italien aux paroissiens (sermons du curé Lanciarez). On parle monégasque sur le Rocher, on le transmet par tradition orale dans la famille ; on ne l’écrit pas, sauf le prince Antoine 1er (1701 – 1731) dans quelques lettres adressées à ses filles.

Lorsqu’en mars 1793, Monaco est annexé à la France, la langue française s’impose cette fois-ci  légalement et non plus par simple usage. Malgré une présence militaire française durant les 150 dernières années, le français ne s’est nullement imposé à la population locale[5]. Les actes de la Convention de Monaco et la correspondance officielle révolutionnaire est en français. Le clergé continue sa prédication dans la langue des fidèles. A la date du 11 germinal an XIII (1er avril 1805), une circulaire du préfet Dubouchage rappelle à tous les maires que l’enseignement religieux doit être, selon les vœux de l’Empereur, en langue nationale : « […] on ne doit point employer, pour l’instruction, d’autres langues que le Français […] Il faut que nous soyons désormais réunis par la même langue, comme nous le sommes déjà par les mêmes sentiments et les mêmes lois », et ce malgré «  toutes les difficultés que l’on aura à surmonter pour obtenir de bons prédicateurs français ».

 

Après la Restauration des Grimaldi en 1814, le prince impose  l’usage du français qui a du mal à pénétrer les couches sociales pour qui le monégasque reste LA langue nationale avec l’italien.
 

Après le 2 février 1815, seul le français est employé en principauté dans les documents officiels et ordonnances souveraines. L’ordonnance du 10 novembre 1815 sur l’enseignement public met théoriquement italien et français à égalité, les deux langues devant être enseignées en primaire et en secondaire, avec ajout du latin pour le secondaire. Les élites parlent et écrivent alors en français, tels le Chevalier de Sigaldi dans son Mémorial de Monaco rédigé vers 1822 et Bosio dans ses Notices sur Monaco écrites vers 1844.

A la fin du XIXème siècle il existe deux collèges : le collège italien des Jésuites (La Visitation) et le collège français de Saint-Charles du Rocher créé par l’évêque de Monaco Mgr Theuret  (qui accueille Guillaume Apollinaire quelques années).  Le lycée Albert 1er créé en 1911 sur le modèle des lycées d’enseignement français impose définitivement cette dernière langue.

Le règne du prince Charles III (1856 -1889) marqué par un développement économique important, encourage l’arrivée de nouveaux habitants venus de Ligurie et du Piémont (maçons, ouvriers, employés d’hôtel, etc.).

Ces mouvements migratoires ne seront pas sans influence sur le monégasque.

L’année 1927 marque un jalon important pour la langue monégasque. Avec la parution de A Legenda de Santa Devota de Louis Notari, première œuvre  littéraire en monégasque, le parler de Monaco passe de l’oralité à l’écrit. Durant les décennies suivantes c’est une véritable floraison de textes divers (poésies, théâtre, contes, nouvelles) qui constituent les bases de la littérature en monégasque. Le Comité des Traditions Locales (1924), rebaptisé Comité National des Traditions Monégasques, l’Académie des Langues Dialectales (1981), la Commission pour la Langue Monégasque (1982), l’enseignement de la langue dans les écoles (1976), les cours de monégasque pour  adultes, qu’ils soient Monégasques, « enfants du pays », résidents étrangers (1993), veillent à la maintenance du monégasque que confortent les traductions d’œuvres de genres aussi différents qu’Antigone de Jean Anouilh, les Lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet ou les bandes dessinées de Tintin d’Hergé, de contes et nouvelles, etc. Les rééditions d’œuvres des « anciens »  auteurs (Louis Notari, Robert Boisson, Louis Frolla,  Georges Franzi, Louis Principale, Louis Barral par exemple) dans les Calendari annuels du Comité des Traditions, la « Chronique Monégasque » (bilingue) dans le journal local Monaco-Matin participent activement à la vitalité du parler de Monaco.

Le problème de la permanence du monégasque dans une principauté de près de 39.000 habitants répartis en 130 nationalités (2018), et 9.300 Monégasques seulement, peut être posé si l’on baisse la garde.

On notera en définitive que Monaco, malgré  – et sans doute à cause -  des vicissitudes d’une histoire mouvementée qui l’a façonné  au cours des 800 ans de son existence, a su préserver sur son Rocher isolé une identité culturelle sacralisée, cristallisée autour de la langue des origines, le génois, devenu le monégasque.

 


[1] Passet (Claude), « La fondation du château de Monaco en 1215, nécessaire retour aux sources documentaires (1ère partie) »,  Annales Monégasques, n° 29 (2005), p.77-96 ; Id., « Autour de la fondation du château de Monaco en 1215. (2ème  partie : 1215-1297) », Annales Monégasques, n° 31 (2007), p. 149-176.

[2] Passet (Claude), avec la collaboration d’Inès Passet, « Population et société monégasque au XVIIème siècle, d'après les Status Animarum de Don Pacchiero », Annales Monégasques, n° 15 (1991), p. 83-150.
 

[3] Passet (Claude),, « Documents d'archives. Relation de l'expulsion de la garnison espagnole de Monaco (17 Novembre 1641) », Annales Monégasques, n° 8 (1984), p. 145-160.

[4] Passet (Claude), avec la collaboration d’Inès Passet, « Le Giornale de la Paroisse Saint-Nicolas de Monaco (1638-1656) tenu par Don Pacchiero. Manuscrit 515 des Archives du Palais de Monaco. Traduction, notes et commentaires, Annales Monégasques, n° 18 – 20 (1994-1996).

[5]  Les habitants de Roquebrune, ne comprenant pas le sens des décrets de la Convention de Monaco, demandent que ces textes leur soient traduits en italien !
 

Bibliographie (contexte historique des langues usitées)

  • Claude Passet, « La fondation du château de Monaco en 1215, nécessaire retour aux sources documentaires (1ère partie) »,  Annales Monégasques, n° 29 (2005), pp.77-96. Id., « Autour de la fondation du château de Monaco en 1215. (2ème partie : 1215-1297) », Annales Monégasques, n° 31 (2007), pp. 149-176.
  • (Avec la collaboration d’Inès Passet), « Population et société monégasque au XVIIème siècle, d'après les Status Animarum de Don Pacchiero », Annales Monégasques, n° 15 (1991), pp. 83-150.
  • Id., « Le Giornale de la Paroisse Saint-Nicolas de Monaco (1638-1656) tenu par Don Pacchiero. Manuscrit 515 des Archives du Palais de Monaco. Traduction, notes et commentaires, Annales Monégasques, n° 18 – 20 (1994-1996).
  • Claude Passet, « Documents d'archives. Relation de l'expulsion de la garnison espagnole de Monaco (17 Novembre 1641) », Annales Monégasques, n° 8 (1984), pp. 145-160.

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